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Nous sommes les proies | (De) L'Avis des animaux © David Noir
Nous sommes les proies | (De) L'Avis des animaux © David Noir

Du pouvoir des proies sur leur devenir

En majorité nous sommes des proies et nous aimerions bien nous passer des prédateurs.

Parfois les gnous s’emballent et piétinent les crocodiles qui les attendent au détour d’un lacet de la rivière, mais ce n’est pas là leur véritable nature. Ils n’y dérogent que grâce à la panique qui les saisit.

Grégaires et passifs, davantage que pacifistes, attitude qui à l’inverse, appelle à l’action, nous sommes semblables au gnou ou toute autre proie ainsi désignée par l’évolution des espèces. Malgré notre force et nos puissantes cornes, nous n’éventrons pas le chasseur. Nous acceptons une mort injustifiée avant terme, alors qu’il nous serait si simple de faire une bouillie informe de cette menace arrogante promenant son fusil sous son bras. Notre nombre nous semble un faible atout. Nous ignorons que nous sommes forts car nous ne nous reconnaissons pas dans ce « nous », hormis lorsque soudainement, il est trop tard.

Nous les proies

Nous les proies, ignorons tout de l’audace d’anticiper l’avenir qui de toute évidence se dessine sous nos yeux à chaque instant pour nous. Mugissant et bêlant nous dirigeons nos pas vers l’abattoir, profitant un peu en chemin, nous distrayant de l’appétissante herbe verte, humant l’air frais, admirant le soleil comme une gloire inaccessible.

Nous avançons à la suite de guides hypothétiques marchant bien loin devant, invisibles à nos yeux autrement qu’en images ; pour notre bien, nous gouvernant.

Dominer techniquement totalement la Nature s’avèrera finalement un jour bien plus aisé que d’avoir jamais le dessus sur notre propre nature

Et comment serait-ce possible puisque nous ne pouvons nous en détacher ?

Est-ce une option à jamais inatteignable aux proies que de devenir un jour des prédateurs, décidant de leur sort par la grâce d’un courage tout neuf, pour nous qui ne savons au mieux que nous défendre après avoir essuyé le coup ? Ce n’est bien sûr pas suffisant quand d’autres sont nés pour tuer.

La Nature, ce n’est pas l’égalité, mais l’équilibre des forces

C’est encore moins la liberté ou la fraternité. Difficile exercice pour nous, espèce nourrissant l’ambition d’échapper à elle-même, que de tendre vers des fondamentaux qui n’existent pas ou si peu à l’état de nature. Rien de plus éloigné de son fonctionnement et de ses lois que nos préceptes sociétaux. Qu’en ferait-elle de cette égalité, de cette fraternité sans borne qui contrarieraient ses bases mêmes ?

Reconnaître la vérité de l’humain, c’est considérer d’abord l’animal. Regarder une vérité en face est le premier pas de la connaissance. Le second, qui fait la civilisation puis la culture, n’est cependant pas nécessairement d’y adhérer. S’éduquer soi-même, c’est justement choisir de lutter contre ou d’encourager des pans de sa nature. C’est faire de l’agriculture raisonnée sur les aires de son propre terrain tout d’abord restauré à son état sauvage. Il faut se considérer au moins une fois ainsi, humblement animal, réalistement animal avant que de s’envisager humain. Pour cela il ne faut pas être superstitieusement adorateur de l’angélisme ou fanatiquement négationniste du désir. Il faut se livrer à l’effrayante écoute de toutes ses pulsions, ce qui, encore une fois, n’implique pas de les vivre.

A l’échelle des espèces quoi de plus naturel que l’infanticide ou le racisme ? Les animaux se tolèrent-ils mutuellement sans contrepartie ? Ce n’est pas faire l’apologie de nos instincts violents que d’accepter de les observer pour ce qu’ils sont ; bien au contraire. Je dis là encore que c’est parce que nous les reconnaissons comme intrinsèquement naturels sans nous faire passer à nos propres yeux pour des demi dieux, que nous pouvons nous atteler à lutter, contraindre ou modifier nos penchants non civilisés et ce faisant, trouver l’occasion de mieux nous comprendre.

Par le Judas médiatiques, les proies entendent et voient, pétrifiées

Au prix de l’horreur à domicile, des terroristes ou plus sobrement, des assassins de masse, sont venus nous rappeler ce qu’était encore pour une large part, le quotidien du monde : une succession de bains de sang. Nous autres l’avions un peu oublié, en tous cas dans nos chairs.

Ce n’est pas pour autant que nous leur disons merci de cette ignoble piqûre de rappel.

Tout comme j’imagine que pour un artiste américain il doit être difficile de faire abstraction du 11 septembre 2001, je crois impossible, voire incongru, pour son équivalent français de ne pas être influencé par l’onde de choc des attentats qui nous ont touchés le vendredi 13 novembre 2015, peut-être plus encore que par ceux de janvier de la même année. Evidemment pas au sens où de tels événements deviendraient le sujet systématique de nos créations, mais plutôt au sens où un gobelet à pinceaux ébranlé par une violente secousse plus intentionnelle que maladroite, aurait déversé son eau sale, teintée d’un mélange noir et écarlate, sur nos dessins en cours.

Comme le grain du papier, artistes ou pas, nous buvons malgré nous ce qu’il nous est possible d’absorber jusqu’à saturation. Notre besoin d’absorption est impossible à rassasier.

Mais la flaque, mare rouge de sang et noire abyssale de nos questionnements et nos incertitudes, est loin d’être toute entière épongée et continue de s’étaler au moindre frémissement de l’air. Les proies abasourdies, pantelantes et craintives n’osent s’y abreuver. Elles ne songent qu’à leur sort.

Terrassés, estomaqués, abrutis, fanatisés…

Nos corps sensibles subissent le contrecoup des remous d’une conscience encore vague d’un trouble qui nous échappe autant qu’il s’échappe de nos sociétés. La catatonie nous guette. Et pourtant, voici que sans attendre se profile la suite.

Bizarre et étrange situation du corps et de l’esprit : douloureux par procuration quand ils ne sont pas touchés de plein fouet eux-mêmes. Ceux qui n’ont rien perdu se trouvent, quoique différemment, également abattus ; se figurant un temps leur propre vie, leurs amours ou leurs amis soudainement fauchés. Comment ? On le sait bien. Cinéma, romans et spectacles nous l’on fait mille fois ressentir. Par fantasme, par projection. Il suffit un instant de placer son esprit tout entier au cœur de la douleur pour ressentir l’horreur qui nous a pourtant été épargnée. Oui, même vécue par procuration, l’horreur est néanmoins un sujet à considérer de nouveau dans notre art et dans nos existences.

Nous remémorant nos postures et nos préoccupations chronologiquement, le déroulement de ces heures de nos vies se tord et s’enlace comme une fibre d’ADN à l’hélice d’un autre temps parallèle. Celui de la préparation supposée des évènements. Echelon après échelon, une infernale construction mentale nous fait gravir l’échafaudage de moments terribles irrévocablement emboîtés jusqu’au sommet d’une pyramide à la gloire de la cruauté. « Quand j’étais là, que faisaient-ils ? Eux, les tueurs et ces autres nous-mêmes qui dans quelques heures allaient mourir et l’ignoraient encore. »

Dès lors, qu’est-il encore possible de montrer ?

Devant la fascinante imprégnation de la violence bestiale des actes, peut-on sans ridicule montrer ce qui nous habite, autre que notre impuissance et comment le déroulement du réel l’a soulignée ?

La notion même de « spectacle », au sens de gens qui viennent voir quelque chose « d’inventé », me devient encore davantage physiquement insurmontable et intellectuellement totalement obsolète à mesure que j’imagine ce qui s’est passé récemment autre part que sur un champ de bataille ou dans les rues d’une ville dévastée, mais bien dans une salle de concert, autrement dit, un théâtre. Quelle ironie sadique et délibérée de faire en sorte qu’un lieu tout entier tourné vers l’illusion devienne la scène de la mort infligée en temps réel !

N’est alors en définitive plus possiblement montrable que ce que l’on a profondément vécu ou traversé. C’est là tout ce qu’un spectateur de spectacles, de cinéma, d’expositions et de musées, cantonné à l’état de touriste, ne pourra jamais vivre dans de la fiction programmée. Pour ma part, j’ai choisis et persiste dans le choix de ne pas montrer par l’extrémité d’une lorgnette, ni regarder à travers un hublot, ce qu’il m’est impossible de véritablement voir. Je n’ai à offrir et susciter que le reflet d’un sentiment vécu.

Il n’y a donc guère dans ma vision actuelle, que lors d’une promenade à travers les entrelacs d’une serre tropicale, pendant une déambulation au sein de la population d’une réserve animale et devant le spectacle du théâtre parqué de nos vies quotidiennes que les résidus de nos natures sauvages ont encore quelque chance de se reconnaître et d’évoluer.

De quoi les proies seront-elles capables ?

À quoi dois-je aspirer maintenant que le monde dans lequel il me faut vivre me semble une menace ? L’effort demandé à ma conscience est devenu énorme. Le monde s’est dressé devant ma porte pour me dire qu’il existe. Il a sonné et j’ai fait la bêtise de lui ouvrir. Il s’est engouffré dans mon antre comme un démarcheur avide de vendre ses bibles et ses assurances sur la vie.

Ma pauvre bulle s’est soudain agrandie aux dimensions de la planète…